GLUCK AU FESTIVAL D’AIX

Histoire du Festival
jeudi7mars 2024

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Iphigénie en Aulide / Iphigénie en Tauride : le doublé inédit des tragédies lyriques de Gluck proposé par le Festival d’Aix-en-Provence en 2024, dirigé par Emmanuelle Haïm et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, offre un écho contemporain à l’histoire de l’institution. Les deux titres, pourtant rares dans son répertoire, ont contribué à construire la renommée ainsi que les particularités scéniques et musicales d’Aix-en-Provence.
Gabriel Dussurget présente dès les années 1950 Iphigénie en Tauride (1952) et Orphée et Eurydice (1955), faisant redécouvrir au public français ces œuvres partiellement oubliées ; dans les années 1980-1990, en pleine effervescence baroque européenne, Louis Erlo programme au concert d’autres œuvres rares de Gluck : la production d’Iphigénie en Aulide à l’été 1987, sous la direction de John Eliot Gardiner, est un événement marquant de la scène lyrique internationale.
De la résurrection de la musique française du XVIIIe siècle après la seconde guerre mondiale à la production d’interprétations uniques et originales, le Festival d’Aix ne cesse d’écrire avec les opéras de Gluck une histoire audacieuse de l’art lyrique.

NAISSANCE DU FESTIVAL D’AIX ET REDÉCOUVERTE DE GLUCK : ENTRE GOÛT DU CLASSIQUE ET MODERNITÉ

Au début des années 1950, le Festival d’Aix s’est déjà forgé une solide réputation autour de Mozart, et est observé par toute la presse internationale. Pour sa 5e édition en 1952, Iphigénie en Tauride de Gluck (1779) fait son apparition au répertoire ; en 1955, Orphée et Eurydice (1774). Tout comme les opéras de Mozart, ces deux œuvres de l’époque classique avaient en grande partie disparu des grandes scènes lyriques françaises et étaient peu jouées lorsque le Festival les porte à l’affiche. Le Festival d’Aix contribue ainsi à revivifier le répertoire lyrique français du XVIIIe siècle dans de nouvelles versions musicales, avec des distributions de haute qualité et dans des mises en scènes inédites au milieu du XXe siècle.

Iphigénie en Tauride fait une entrée remarquée au répertoire lors du Festival en 1952. Les décors sont conçus par André Masson : la presse relate les vifs débats esthétiques et la surprise provoquée par cette proposition artistique éloignée des traditionnels décors antiquisants à draperies et colonnades. Le peintre-décorateur revisite le mythe dans une stylisation expressionniste. « Les décors sont beaux : entassements cyclopéens du temple, et surtout, au premier acte, ce tourbillon d’arbres et de lumière, rentable musique plastique… », écrit Yves Florenne dans Le Monde.

Le caractère tout à fait inédit du choix de l’œuvre, qui n’avait pas été donnée régulièrement depuis 1829 au Palais Garnier, et la modernité scénique de la production rivalisent avec l’originalité de son interprétation. On loue la direction de Carlo-Maria Giulini à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, qui diffère des interprétations romantiques ayant cours au XIXe siècle ; Aix-en-Provence présente à son public festivalier une musique de Gluck dépoussiérée de cette tradition.

La soprano américaine Patricia Neway marque le spectacle et l’ensemble de l’édition du Festival grâce à ses immenses talents de tragédienne. Le musicologue et critique musical Émile Vuillermoz décrit cette époustouflante prestation :

Ce fut enfin l’extraordinaire utilisation de Patricia Neway dans le rôle d’Iphigénie arraché à tous les poncifs conventionnels et confié non pas à une chanteuse classique, virtuose du cantabile, mais à une tragédienne réaliste aux cris bouleversants et aux inflexions émouvantes, qui ne veut être ni une fille de roi, ni une Grecque du répertoire, mais une femme qui souffre et qui sait que les larmes de femme, quels que soient le costume et le rang social de celle qui les verse, ont toujours gardé la même brûlante amertume à travers les âges.

Les critiques de l’année 1952 sont louangeuses : Iphigénie en Tauride est « un spectacle de qualité, qui honore le Festival d’Aix, et montre une fois de plus que celui-ci est un vrai festival digne de ce nom en ne se contentant pas de formules toutes faites et en allant en avant dans le nouveau et le rare » (Claude Rostand, Carrefour, 6 août 1952). Trois saisons plus tard, le Festival approfondit cette veine de l’opéra en français, avec Orphée et Eurydice, prouvant à nouveau sa vocation à revivifier le répertoire gluckiste, dont les inspirations néoclassiques s’harmonisent avec l’architecture et l’ambiance de la ville d’Aix-en-Provence.

Karl Ristenpart dirige l’Orchestre de la société des Concerts du Conservatoire dans une partition originale reconstituée, pour « montrer Orphée dans l’esprit dans lequel il fut créé en 1774 » (Émile Vuillermoz, Christian Science Monitor, Boston, 13 août 1955). À rebours des interprétations et des versions largement romantisées, aux tempi lents qui la rendaient parfois ennuyeuse, cette production apparaît comme une heureuse résurrection de la partition d’Orphée et Eurydice. Porté par le ténor suédois Nicolai Gedda dans le rôle d’Orphée, le spectacle aixois de 1955 recrée une ambiance de cour baroque stylisée, sortie de l’imagination de Jean-Denis Malclès. Aux côtés des œuvres de Mozart, les opéras de Gluck connaissent eux aussi une seconde jeunesse sur la scène du Théâtre de l’Archevêché.

1987 : IPHIGÉNIE EN AULIDE, ENFIN !

À la fin des années 1950, Gluck disparaît du répertoire du Festival ; Louis Erlo, qui prend la direction en 1982, accompagne le retour de la musique ancienne dans la programmation. Après avoir redonné des œuvres rares - Les Boréades de Rameau, Tancrède de Campra, Psyché de Lully – Louis Erlo programme Iphigénie en Aulide de Gluck en 1987, à l’occasion du bicentenaire de la mort du compositeur. L’œuvre n’avait plus été donnée à Paris depuis le XIXe siècle et conforte le Festival d’Aix dans sa mission de redécouverte et de productions d’œuvres oubliées du patrimoine musical français.

Cette éblouissante version de concert fait événement dans la programmation. Elle est conduite par John Eliot Gardiner à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon. Depuis la fin des années 1970, le chef britannique s’est spécialisé dans l’interprétation des classiques du baroque avec son ensemble des English Baroque Soloists. Il s’associe à Louis Erlo et au Festival à partir de 1982, tout en étant le directeur musical de l’Opéra de Lyon.

De cette mémorable soirée du 17 juillet 1987 naît un enregistrement au disque chez Erato, avec Lynne Dawson (Iphigénie), Anne Sofie von Otter (Clytemnestre), José van Dam (Agamemnon) ou encore Gilles Cachemaille (Calchas) ; le Monteverdi Choir et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon s’y illustrent brillamment.

Dans le même esprit, Jean-Claude Malgoire dirige Orfeo ed Euridice (1762) en version de concert, à l’été 1994. En langue italienne et antérieur à la version française, Orfeo ed Euridice au Festival d’Aix signe une volonté d’explorer les racines et l’ensemble des facettes de l’œuvre de Gluck.

GLUCK ET LE RETOUR AUX SOURCES DE LA TRAGÉDIE LYRIQUE

Les opéras de Gluck, s’ils ne sont pas centraux dans la programmation du Festival, participent malgré tout à définir sa ligne esthétique : produire des œuvres rares, dans des interprétations originales de haute qualité, amenant le public à se plonger au cœur du drame lyrique. Le public festivalier continue d’appréhender les grandes tragédies du compositeur, dont les réformes dramaturgiques et musicales de la fin du XVIIIe siècle avaient consacré un idéal de simplicité et de puissance expressive.

En 2010, Bernard Foccroulle programme un nouveau titre de Gluck, Alceste (1776). Dans la mise en scène de Christof Loy, Alceste, reine devenue mère, étend son empire sur ses sujets-enfants, dans un pensionnat ; elle est incarnée par la soprano Véronique Gens, qui excelle dans le rôle-titre, qu’elle chantait pour la première fois. Portée par le Freiburger Barockorchester dirigé par Ivor Bolton, elle maîtrise l’exigence des récitatifs tout en livrant un jeu d’actrice altier et poignant, faisant de la production un intense moment d’introspection. Immense tragédienne lyrique française, Véronique Gens revient cet été au Festival d’Aix pour interpréter le rôle de Clytemnestre dans Iphigénie en Aulide, premier des deux volets du diptyque présenté au Grand Théâtre de Provence.

Pour goûter la puissance du drame lyrique condensé tel que l’a conçu Gluck, le Festival invite les formations musicales spécialistes de ce répertoire, et des interprètes d’exception. La riche programmation d’opéras en version de concert, impulsée par Pierre Audi depuis 2021, a par exemple permis de faire entendre au public aixois en 2022 Orphée et Eurydice dans une version d’Hector Berlioz - sans son dénouement heureux, notamment utilisée par Pina Bausch pour son ballet (1975). Raphaël Pichon dirigeait Pygmalion pour cette soirée, au cours de laquelle certaines grandes voix françaises actuelles se sont illustrées : Sabine Devieilhe, Lea Desandre, ainsi que la mezzo-soprano canadienne Emily D’Angelo pour ses débuts dans le rôle d’Orphée.

En 2024, le Festival d’Aix poursuit ses propositions artistiques faisant (re)découvrir Gluck hors des sentiers battus. Ce sera cet été la première fois que les deux tragédies mettant en scène Iphigénie seront données dans la même soirée et avec la même interprète pour le double rôle-titre, Corinne Winters. Au-delà de la performance musicale, portée par Le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm, la mise en scène imaginée par Dmitri Tcherniakov creuse la question de la violence et de sa répétition cyclique, au cœur de la dramaturgie – Iphigénie victime se métamorphose en Iphigénie bourreau – pour présenter cette bouleversante double tragédie sur la scène du Grand Théâtre de Provence.

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